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n’ai jamais relié de livres. Alors quand Drew m’a demandé
de lui écrire quelques lignes au sujet de la confection de Spork,
j’ai dit oui. Tout de suite.
Bien sûr. Qu’est-ce que je pouvais dire d’autre? A Drew Burk. Maître
Relieur. Et si j’ai dis oui, c’est parce que nous nous sommes retrouvés,
lui et moi, après des années de vies un peu partagées
dans le même quartier. On faisait ville-à-part, un peu par
hasard, comme si le cœur n’y était qu’à demeure. Rassasiés.
Non, on se connaît pas, Drew et moi. On s’est même pratiquement
jamais parlé. Ou alors, il y a bien longtemps et dans des circonstances
qui étaient peut-être troublantes, ou pas du tout. Mais aujourd’hui,
dix ans après, c’est différent. Et c’est tout oublié.
Parce que Spork est de plus en plus épais.
Cette fois-ci, Drew dit que c’est pas la peine de s’inquiéter. Pas
la peine de peiner à vouloir tout faire tout seul. Alors le carton
sera plus costaud et ce ne sera pas lui qui l’aura coupé.
Faut dire que Drew et moi, on a mangé dans les mêmes restaurants.
On a bu dans les mêmes bars. Dans les mêmes verres, aussi, sûrement.
Entre lui et moi, c’était pas bien consistant. Lorsqu’il parlait
tout haut, très tard, à personne parfois, de son projet de
livres, livré à son projet, moi je lui parlais tout haut,
encore plus tard, au hasard, du mien. On était obsédé
par des choses différentes, en même temps. Maintenant, on est
obsédé par la même chose, mais le moment n’est plus
le même. Et on n’a plus vraiment le même temps à s’accorder.
C’est pour ça qu’ils ont inventé la colle et l’alcool.
Et c’est pour ça que, pour gagner du temps, Drew a cette fois décidé
de faire couper le carton de couverture par des gens avec des machines qui
ne cassent pas au mauvais moment et tout le temps. Je crois que Drew sera
content. Ça me rappelle quelque chose. Quand Drew m’a montré
un exemplaire de Spork, qu’il gardait dans son sac depuis des jours alors
qu’il aurait dû le poster, j’ai voulu toucher. Le livre est lourd,
épais. Le livre est ouvert, ouvrable. Ouvragé. Sur la couverture,
du carton brun tout bête. Les angles sont bleutés. Solides.
Renforcés. A l’intérieur, sur la page de garde, une gravure
en couleurs. Je crois bien qu’elle y est collée à la main.
Il fait tout de suite frais à l’intérieur de ces pages. Je
m’approche de la tranche pour y voir de mieux les lignes de chaque page.
Elles y forment une surface inégale que Drew me dit avoir été
parfois coupante. J’aime cette histoire qu’il me raconte sur le sang—son
sang—qui pisse de ses doigts pendant le reliage de pages trop fines. C’était
au début. Maintenant, ce livre que je tiens dans mes mains et que
je regarde attentivement pendant que Drew me parle de reliage, ce livre
me semble apaisé. Il ne tirera plus de sang. Il est repu.
The next day…
Je repense à Drew. Je ne crois pas que je vais le revoir. J’ai tourné
la page. Je ne connais pas cet auteur. Les pages se tournent vers moi avec
aisance. On les dirait d’accord. J’essaie de me rappeler ce que Drew me
disait sur le reliage. Des trous, des fils, des messages cachés,
des secrets sur la tranche recouverte de toile de peintre. Je voudrais bien
les entendre, ces secrets, que des relieurs obsédés ont laissés
sur les tranches des livres que Drew a fabriqués. Le binding, c’est
un secret. Drew me laisse entrevoir une petite pièce surpeuplée,
des bouts de papier égarés, des scies acérées,
des heures et des délais dépassés. Je n’y connais que
dalle. Je n’ai jamais même rêvé de relier un livre. Mais
je suis intriguée. Drew doit me livrer son secret de fabrication.
3 jours pluss tard…
Pas de secret. Ce Spork-là, c’est comme les autres. Quatre trous.
Moins que nous.
Nous prenons rendez-vous pour une interview.
Je m’assois, pourquoi pas en retard. Lui a déjà bu une première
bière. Le bar est sombre et je connais chacune de ces ombres dans
le noir qui nous regardent.
“Alors, dis-moi donc, Drew…qu’est-ce qui
t’agite?”
Il m’explique qu’il se débarrasse de
choses. Chez lui. S’il n’a pas utilisé un objet de deux mois, il
le fout à la poubelle. “C’est radical”, je lui dis. Moi,
je leur donne un an, aux objets. Il y a si peu de choses bonnes à
garder. Alors, les livres, mon ami?
C’est pas comme les polas. Les polaroids. Là, les polas, y en a un
sur chaque Spork, en couverture. Un différent à chaque fois.
Ce sont des polas de Tucson. Parfois c’est Drew qui les a pris. Parfois
des gens comme ça. Des gens qui donnent, qui jettent un coup d’œil
comme ça. Moi,j’aime trouver par terre des photos que les gens ont
jetées. Ils ne gardent jamais ce qu’il faudrait garder, les gens.
Alors, les livres, parlons-en. Il nous les faut solides et sacrés.
Il nous les faut entiers, faits pour durer. Il y a si peu de choses bonnes
à garder chez les gens.
Drew, ton Amérique sous la mienne. La mienne sous la tienne. Et nous
lions et relions connaissance.
La conversation se dirige ensuite… non, je dirige la conversation et Drew
répond avec l’aisance d’un danseur de twist qui ne regarde plus ses
pas depuis qu’il a enfoncé son talon sur son petit pied à
elle.
“Alors, Drew, si je te dis livre et si
je te dis sale?”
Les vêtements qu’on aime, on accepte de les porter sales si on les
aime vraiment. Et ce livre, relié par des mains, des mains qui saignent,
des mains qui suent, qui suintent. Une bouche qui boit du café qui
bave. Un rond de tasse sur le papier. Et l’odeur de la cigarette qui prend
si bien sur ce papier-là, ce papier d’autrefois.
Non, vraiment, il y a des choses à ne pas y regarder de trop près.
Il y a des choses à garder. J’y reviens, mais vous me direz c’est
bien. Manger, boire et baiser. L’un dans l’autre et l’un sur l’autre et
l’un et l’autre se tiennent et tiennent la route. Un bon livre, je dirais,
c’est aussi ce qui peut se jeter sur une table, se jeter du lit d’un coup
de rein, se jeter à la tête quand rien ne va plus et que les
mots sont enfin indicibles.
One week later…
Oui, d’accord, il s’agit de binding. La patience, l’effort, la concentration.
Ces gestes répétés deviennent absurdes, je croirais.
Mais Drew me dit non. C’est tout autre chose. Il y a des choses qui sont
bonnes à protéger.
Et des choses aussi dont il ne faut pas s’inquiéter. Comme le matériel
qui recouvre les Sporks. Celui-là, cette fois-ci, c’est moins chic,
c’est moins cher. Tout aussi bon. C’est une question de point de vue. Enfin,
surtout, une question de survie. Moins cher, c’est bien, aussi.
The end of spring…
Est-ce qu’il utilisera jamais de la colle?
Est-ce qu’il partira jamais de cette ville?
Je demande à Drew qui il est. Il rit. Il ne dit plus rien. Quelqu’un
vient d’entrer dans le bar. Un drôle de personnage. Nous écoutons
ce fou chanter. Le voilà qui se prend en photo dans le photomaton
antique, et qui nous raconte qu’il n’a pas d’histoire. On n’a pas d’histoire,
Drew et moi. Lui, le fou, il a une photo au moins pour le prouver.
C’est l’histoire de deux bons amis, l’histoire de Drew et moi. On a martelé.
Cisaillé. Coupé. Appuyé. Insisté. Les livres
se sont faits. Avec du bon papier de soixante-dix livres. C’est plus solide
que pour les numéros d’avant. Enfin, je crois que c’était
comme ça.
One sunny summer day...
J’y repasse une couche. J’ai des questions.
Je veux savoir. J’insiste. Drew, c’est quoi pour toi, le binding?
Alors il me dira, [XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX], Drew et
puis d’autres. Si tu insistes, je serais ça. Tu me connaîtras
par petits bouts et si tu as la patience, tu pourras lire un jour derrière
le papier le secret que j’y ai scellé.
Non, Drew ne parle pas comme ça. D’ailleurs Drew ne parle pas français.
Mais moi à qui il a demandé de parler, [XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX]. Je suis aussi Drew Burk parce que nous
avons décidé qu’il y a des choses bonnes à garder,
même si ce n’est que des mots sur du papier, et des papiers reliés
en livre comme seul Drew sait faire avec un peu de colle et de bouts de
ficelle. |
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